Histoire de la Casa Delauze
Histoire d’une demeure d’exception à l’entrée du vieux-port de Marseille
Ceux qui la connaissent en parlent souvent comme d’un rêve inaccessible, l’une des plus belles maisons de Marseille construite au ras des flots, avec un tiers de sa surface suspendue au-dessus de l’eau, dans la dernière anse à la sortie du Vieux-Port. Avec, pour la protéger des regards indiscrets, une haute palissade et un vaste jardin luxuriant.
Au-delà de l’admiration qu’elle suscite et du site réellement unique où elle est édifiée, la Casa Delauze est avant tout un nid. Le cocon d’une famille certes pas comme les autres, mais qui y a vécu sa vie aussi simplement que les autres, appréciant au quotidien l’immense privilège de pouvoir vivre là.
D’abord, il y a l’amour…
Cette maison d’exception dans un lieu d’exception, c’est celle d’un couple pas moins exceptionnel, celui que constituaient Henri-Germain Delauze, président fondateur de la Comex, et son épouse Andrée Pham Van, qu’il surnommait Philbée. Tous deux ont passé là les trente dernières années de leur vie, à regarder grandir les enfants et à subir les soubresauts de la vie de l’entreprise, ses réussites comme ses difficultés. Une entreprise qu’ils avaient fondée ensemble, en octobre 1961, un peu moins de dix ans après leur rencontre dans une soirée privée, à Saint-Raphaël.
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Le coup de foudre est immédiat, fulgurant. Il se prolongera toute leur vie durant et se manifestera jusque dans les petits noms qu’ils s’étaient donnés l’un l’autre. Pour Andrée, Henri est ainsi devenu Hugues et pour Henri, la belle Andrée est devenue Philbée. Des prénoms qui finiront par devenir usuels pour la famille et les proches et que les deux amoureux conserveront, là encore, jusqu’aux derniers instants de leur vie.
Les deux tourtereaux se marient donc fin 1952, après qu’Henri a prématurément mis fin à son premier contrat d’ingénieur en Afrique pour rentrer à Marseille retrouver sa belle. Nanti de son diplôme de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts & Métiers d’Aix-en-Provence, décroché en 1949 à seulement vingt ans (1), il retrouve aisément du travail après avoir convol
En janvier 1953, il se retrouve ainsi chez Spiros, une société qui fabrique des compresseurs et des systèmes industriels de gaz et d’air à haute pression. A l’époque, il se passionne déjà pour une discipline jusqu’alors réservée à une petite élite : la plongée sous-marine. Il est vrai qu’au début des années 1950, une innovation capitale vient de faire son apparition. Développé pendant les années de guerre par un jeune officier de marine alors inconnu, Jacques-Yves Cousteau, et un ingénieur très ingénieux, Emile Gagnant, le détendeur qui porte leur nom permet en effet pour la première fois aux plongeurs d’emporter une réserve d’air sur le dos.
Jusque-là, pour plonger autrement qu’en apnée, il était nécessaire de revêtir un lourd scaphandre alimenté en air par un long tuyau depuis la surface.
Dès qu’il goûte cette nouvelle liberté, Delauze est fasciné, subjugué même, par le spectacle qui s’offre à lui et l’aisance qu’il éprouve à se mouvoir dans l’élément liquide avec cette machine à
respirer de l’air en boîte. Très vite, il y consacre l’essentiel de son temps libre en compagnie de ses amis Georges Beuchat et Yves Girault. Le premier fait alors déjà partie d’un petit groupe pionnier, l’Office français de recherches sous-marines (OFRS), dont Cousteau est la tête pensante.
En 1951, ce dernier vient pour la première fois à Marseille avec son nouveau bateau d’exploration, La Calypso, un ancien dragueur de mines qu’il a pu transformer en navire d’exploration océanographique grâce au mécénat d’un brasseur irlandais de renom, Loël Guiness, propriétaire de la marque de bière éponyme.
Beuchat présente Delauze à Cousteau, qui cherche de jeunes plongeurs pour une grande première : la fouille archéologique sous-marine d’une épave romaine coulée à proximité du Grand Congloue, au large des calanques de Marseille, dans la même zone où le plongeur Luc Vanrell retrouvera un demi-siècle plus tard l’épave du Lightning P-38 d’Antoine de Saint-Exupéry, disparu fin juillet 1944, une enquête à laquelle Henri-Germain Delauze participera activement, comme nous le verrons plus loin. Jeune, ingénieur et plongeur, il a alors tout pour plaire à Cousteau. Sauf une personnalité très affirmée, ce dont l’homme au bonnet rouge ne s’accommode pas toujours très bien.
Leur collaboration durera tout de même jusqu’en 1956, avec des hauts et des bas, et c’est Delauze qui coupera les ponts après un ultime affront : le départ de La Calypso pour le tournage du film ‘’Le Monde du Silence” sans lui. « Le problème avec Cousteau, expliquait-il souvent lorsqu’on le questionnait sur les raisons de leur brouille, c’est qu’on ne pouvait travailler que POUR lui, pas AVEC lui ».
Rigueur et ordre avaient beau faire partie de ses valeurs -socles, Delauze ne pouvait pas imaginer rester durablement le second de quelqu’un, en vertu du vieux principe selon lequel on ne fait pas nager deux crocodiles dans le même marigot.
…puis le succés…
En 1956, donc, il accepte un poste aux Grands Travaux de Marseille (GTM) qui vient de décrocher un contrat pour construire un tunnel routier immergé en baie de La Havane, à Cuba.
A tout juste 26 ans, Delauze se retrouve à la tête d’une équipe de plusieurs dizaines de plongeurs, composée de quelques Marseillais aguerris et de jeunes Cubains recrutés et formés sur place pour assembler, sous l’eau, les cinq caissons de béton qui formeront le tunnel. Un ouvrage qui constitue alors une première mondiale et le succès de l’opération rejaillit immédiatement sur le jeune patron. Nous sommes en 1958. Henri, Philbée et leur fille Michèle rentrent alors en France. Mais très vite, la grisaille de Paris les déprime. C’est donc avec enthousiasme qu’Henri reçoit, dans le courant de l’été, une de ces propositions qui ne se refusent pas dans une carrière, surtout au début : ayant eu vent de ses exploits cubains, le Département d’Etat américain – l’équivalent de notre ministère des Affaires Etrangères – lui propose de venir étudier aux Etats-Unis, la spécialité de son choix, dans l’université de son choix, aux frais de Washington et avec de surcroît un confortable défraiement. Il choisit Berkeley, en Californie, et la géologie comme sujet d’étude. Parmi ses professeurs figure le frère cadet du célèbre physicien Albert Einstein. La famille s’installe dans une jolie maison à La Jolla, près de San Francisco, et y vit deux années de bonheur, de rêve et d’insouciance.
Les Delauze reviennent néanmoins en France deux ans plus tard. Non qu’Henri ait manqué de propositions professionnelles aux Etats-Unis à l’issue de son cursus, mais parce qu’il nourrit déjà une autre ambition, alimentée par ses expériences passées et son désir d’accomplissement : fonder sa propre société de travaux sous-marins.
Ce sera la Compagnie Maritime d’Expertise, que le couple fait inscrire au registre du commerce et des sociétés de Marseille en octobre 1961, et que l’on désigne très vite par son acronyme : Comex.
Dès ses premières années, l’entreprise acquiert une réputation et un savoir-faire dans ce nouveau domaine qui lui garantit des recettes confortables et une excellente rentabilité.
Très vite, c’est dans le secteur para-pétrolier que la Comex s’illustre et grandit, devenant peu à peu une référence au niveau mondial. Des filiales sont créées aux quatre coins de la planète, partout où il y a du pétrole. En 1975, la Comex fait ainsi partie des 10 premières entreprises exportatrices françaises, elle affiche un chiffre d’affaires supérieur à 1 milliard de francs et compte plus de 2000 salariés à travers le monde.
A Marseille et ailleurs, Henri-Germain Delauze incarne le prototype du self-made man bien dans son époque : physique de jeune premier, aisance naturelle, intelligence redoutable, succès en affaires, épouse parfaite… ne manque alors qu’un écrin à la hauteur de cette romance moderne.
…et enfin la consécration.
Ce sera Saint-Nicolas, un projet qu’Henri et Philbée commencent à caresser au milieu des années 1970, quand le couple rachète aux chantiers de réparation navale Terrin cette magnifique parcelle de 7000 mètres carrés blottie entre le fort Ganteaume, le fort Saint-Nicolas et la butte du Pharo.
Il faudra tout de même plusieurs années de patience et une bonne dose de persuasion à Henri pour convaincre le maire, Gaston Defferre, et les différents services compétents, de lui délivrer les permis et autorisations pour édifier là une demeure d’exception et un petit immeuble de bureaux. Le principal argument à faire mouche auprès de Defferre, c’est le besoin de la Comex de disposer d’une sorte de siège social bis, où le patron et ses principaux collaborateurs pourraient recevoir leurs clients et partenaires les plus prestigieux, dans le cadre le plus représentatif de Marseille : la rive sud du Vieux-Port, avec vue imprenable sur les deux forts Vauban qui en gardent l’entrée tout en surveillant Marseille, déjà réputée turbulente en haut-lieu au XVIIe siècle.
Sûr que, tôt ou tard, il gagnera le maire de Marseille à sa cause, Delauze commence à réfléchir aux contours de son projet dans les mois qui suivent l’acquisition du terrain, en 1975. Il s’adresse ainsi au cabinet d’architecture marseillais Delta, à qui il donne mission de concevoir un nouvel ensemble conforme aux besoins de l’entreprise et à ses propres desiderata, aussi bien pour la partie professionnelle que pour la partie privée. Créée une vingtaine d’années plus tôt, l’agence regroupe alors la fine fleur de l’architecture locale : Pierre Averous, Louis Dallest, Raymond Perrachon, Yves Bonnel et Bernard Tarrazi. C’est toutefois à un jeune collaborateur, Harald Sylvander, que les fondateurs de l’Agence Delta confient le projet et sa gestion. En 1977, Yves Bonnel et Bernard Tarrazi ont en effet rejoint la majorité municipale et intégré le petit groupe des adjoints de Gaston Defferre issus de la société civile. Si leur choix se porte sur Sylvander, c’est certes pour éviter toute suspicion de conflit d’intérêt entre leur agence et leurs fonctions municipales, mais c’est surtout parce que le jeune architecte a déjà étudié le site de Saint-Nicolas dans le détail pour les besoins du précédent propriétaire, qui envisageait d’y reconstruire un atelier de réparation navale moderne, avant de connaître de sérieux déboires financiers et de devoir vendre la parcelle aux Delauze.
« A l’époque, se souvient l’architecte, je m’occupais souvent des moutons à cinq pattes pour l’agence Delta ». Le projet Comex est de ceux-là et Sylvander s’y met avec enthousiasme. « La première fois que nous nous sommes vus pour ça, raconte-il, Henri et Philbée Delauze m’ont invité à venir partager quelques jours de vacances dans leur maison secondaire au sud de la Corse, afin de voir comment ils vivaient et discuter à tête reposée du projet ». Pour son dessin, Sylvander s’inspire donc des villas californiennes que les Delauze avaient tant apprécié à San Francisco, mais surtout des maisons flottantes vietnamiennes, le pays d’origine du père de Philbée, intégralement construites en matériaux végétal.
Au départ, c’est bel et bien sur ce siège social bis que l’architecte travaille. Côté mer, il place ce que Delauze baptise alors le « Club Comex », une maison où il prévoit d’habiter et de recevoir ses clients et partenaires prestigieux. Côté boulevard Charles-Livon, il imagine un petit ensemble de bureaux pour loger les principaux directeurs de l’entreprise et de ses filiales.
Des hauts et des bas
Sauf qu’au moment où Henri déclenche l’opération, les nuages commencent de s’amonceler dangereusement au-dessus de la Comex, après une période de succès euphorique qui aura duré une quinzaine d’années. Dans l’intervalle, quelques erreurs stratégiques coûteuses, des relations pas toujours simples avec le pouvoir politique et industriel, sans compter une concurrence nationale et internationale de plus en plus féroce ; autant de bonnes raisons qui conduisent le patron à reconsidérer ses ambitions immobilières.
Très prospère jusqu’en 1976 mais proche de la faillite deux ans plus tard, l’entreprise est alors à deux doigts de disparaître corps et biens. Quand le 2e choc pétrolier, fin 1979, regonfle d’un seul coup les carnets de commande, du fait de la reprise intense des prospections pétrolières offshore, un marché sur lequel la Comex règne alors au niveau mondial. Mais un marché à ce point volatil qu’il peut vous enrichir ou vous appauvrir démesurément en l’espace de seulement quelques semaines. Exit, donc, l’idée de QG et de résidence privée sur un seul et même site.
Quelques mois avant l’improbable embellie, Henri décide donc que ses cadres resteront dans la bastide du boulevard des Océans, où la Comex est installée depuis le milieu des années 1960, et que le « Club Comex » deviendra une simple résidence privée, la Casa Delauze.
Aux plans d’origine, Harald Sylvander ajoute toutefois un secrétariat et un petit bureau directorial, dans le prolongement de la maison initialement projetée. Sur le plan formel, Henri savait clairement ce qu’il voulait : une résidence de plain-pied d’inspiration californienne, avec moins de murs que de vitres ouvertes sur la mer et la nature, de l’espace pour toute la famille et de quoi recevoir amis et personnalités. Un havre au sens premier du terme, où le patron pourra se reposer en famille entre deux voyages d’affaires et garder son bateau sous les yeux, toujours prêt à appareiller.
A la fin des années 1970, l’audace en matière d’architecture, c’est aussi de partir d’une ossature en bois, de construire la moitié de la surface utile, non pas sur la terre ferme, mais au dessus de l’eau, de couvrir le toit de la maison de plaques de cuivre et d’installer une salle de bains en véranda, ouverte sur la piscine et le vaste jardin. « Les premiers temps, quand le projet incluait encore des bureaux, raconte Harald Sylvander, nous n’avions pas choisi de construire une partie de la maison sur pilotis juste pour le plaisir d’être au dessus de l’eau, mais parce que Henri Delauze souhaitait tirer le meilleur parti possible du jardin et optimiser l’espace entre les bureaux, qui devaient être édifiés contre le mur du boulevard, et la maison, le plus près possible de la mer ».
Une fois la partie bureaux abandonnée, l’idée de la maison suspendue un mètre au dessus des eaux du Vieux-Port restera, pour la beauté du geste et la fierté d’Henri.
Bois naturel et toit en cuivre
« Pour le bois, détaille l’architecte, notre choix s’est arrêté sur l’iroko, qui est imputrescible, s’accommode bien de la présence d’eau de mer et ne nécessite aucun traitement particulier, ni huile, ni vernis ».
Avant de passer à la construction, il faut cependant obtenir un permis – que Gaston Defferre délivre sans ciller -, mais il faut surtout convaincre l’architecte des Bâtiments de France, qui a son mot à dire sur le dessin de la maison, étant donné son emplacement, au pied des forts Ganteaume et Saint-Nicolas et face au fort Saint‐Jean. « Nous sommes arrivés à un compromis avec elle en nous engageant à laisser le bois apparent à l’état naturel et en recouvrant la toiture avec du cuivre, qui verdit en s’oxydant », se souvient Sylvander, qui s’était efforcé de fondre au maximum le bâti dans le paysage existant. Idem avec le squash privé, qui prendra finalement la place du bâtiment de bureaux, au fond du terrain, contre le mur de soutènement du boulevard Charles-Livon.
Pour la réalisation de son rêve proprement dit, le patron ne mégote pas. Il choisit ses prestataires parmi les meilleurs spécialistes de la place de Marseille, et dans tous les corps de métier. Pour la structure et la charpente de la maison, il retient Jean Morel, meilleur ouvrier de France, qui ira sélectionner lui-même les meilleures grumes d’iroko sur les quais de Sète et de Port-Saint-Louis-du-Rhône. Pour la maçonnerie, on fait appel à l’entreprise Chagnaud, qui réalisera toutes les parties en dur, à commencer par les plots qui soutiennent les pilotis, coulés en grande partie sous la mer.
Quant aux aménagements et à la décoration intérieure, ils sont confiés à Bernard Jourdeneaud, que les Delauze avaient déjà sollicité quelques années plus tôt pour leur appartement du bout du quai de Rive-Neuve, tout au fond du Vieux-Port.
Les travaux s’étaleront sur un peu plus de 18 mois, à partir de la fin 1979.
De tous les défis qu’Harald Sylvander aura eu à relever tout au long de ce chantier, le plus périlleux restera sans conteste l’installation du canon hollandais en bronze du XVIIe siècle, une pièce majestueuse qu’Henri avait ramené en toute légalité d’une campagne de fouilles sous-marines organisée près de l’île de Sainte-Hélène, celle-là même où mourut Napoléon Bonaparte.
En 1978, avec son compère Robert Stenuit, célèbre chasseur d’épaves, il avait en effet retrouvé le Witte Leuwe (Lion Blanc en néerlandais), un navire de sept cents tonnes coulé en 1613 par une armada portugaise, non loin de la petite île où sera exilé l’empereur déchu deux siècles plus tard. Vu sa taille et son poids, impossible de l’envisager comme un simple meuble.
« Nous avons dû faire des fondations en béton renforcé à son futur emplacement, qui avait été défini à l’avance, raconte l’architecte, qui explique l’avoir fait passer par le toit avec une grue, avant l’installation complète de la charpente et du toit. Si on voulait le sortir aujourd’hui, on serait face à un vrai problème », admet-il. Qu’il se rassure : personne n’a imaginé déménager ce canon un jour.
A l’extérieur, les quelque 6000 mètres carrés de surface libre accueillent dès le départ un magnifique jardin, composé avec l’ambition de dissimuler l’ensemble de la propriété derrière un rideau végétal dense.
Un refuge pour la famille et les amis
La famille emménage finalement en avril 1981, alors que la Comex affiche encore une bonne santé économique. Les premières années, Henri y passe finalement peu de temps, occupé qu’il est à diriger les chantiers et les opérations que l’entreprise conduit aux quatre coins de la planète.
Trois ans plus tard, la conjoncture des marchés pétroliers et para-pétroliers se retourne une nouvelle fois et Saint-Nicolas devient plus que jamais son refuge. Quand il est là, Philbée veille sur lui et sur la maison avec prévenance et rigueur. « S’il rentrait de voyage et qu’il se mettait au lit pour récupérer du décalage horaire, racontait volontiers Michèle Fructus, ma mère imposait le silence absolu dans toute la maison et celui qui s’avisait de désobéir en faisant craquer le parquet avait immédiatement droit à un regard assassin et à un doigt pointé vers la porte ».
Dix ans après avoir pris pleinement possession des lieux, Henri et Philbée vivent depuis Saint-Nicolas la période la plus pénible de l’histoire de Comex, celle qui aboutira à la vente de l’entreprise au groupe norvégien Stolt. Toujours leader mondial dans son domaine, la Comex a beau afficher un chiffre d’affaires en hausse et une bonne rentabilité, ses résultats sont plombés par les frais financiers liés à son endettement. En dépit de ses efforts tout au long des années 1980, Henri-Germain Delauze ne parvient pas à restructurer son capital de façon satisfaisante et il doit se résoudre à perdre son indépendance.
En 1990 et 1991, un rapprochement est envisagé, d’abord avec la Cogema, une des branches du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), puis avec Coflexip, autre grand acteur industriel français du para-pétrolier. Mais c’est de Norvège qu’arrive la meilleure – ou la moins mauvaise – de toutes les offres et c’est un dimanche de mars 1992 qu’Henri et Philbée prennent la décision d’y répondre favorablement. L’opération est finalisée en juin de la même année.
Comex Services, qui assure plus de 80% du chiffre d’affaires du groupe, passe sous le contrôle de Jacob Stolt-Nielsen, qui la rebaptise Stolt Comex Seaway. Ne subsiste à Marseille que Comex SA, le site historique du boulevard des Océans et la division Comex Pro. L’entreprise redevient alors une PME qui se réoriente vers l’océanographie, les prestations sous-marines à la carte, la fabrication de caissons hyperbares, la création de Comex Nucléaire, ensuite revendue au groupe Onet.
Dès lors, les séjours d’Henri au siège de l’entreprise vont s’espacer. Il va d’abord diriger ses troupes depuis son bureau de Saint-Nicolas, puis peu à peu passer le relais à sa fille, Michèle Fructus, qui prendra définitivement les rênes de Comex SA au début des années 2000. Il est vrai que la maison a déjà tout pour le satisfaire. Il y est entouré de sa femme et de sa famille, ses amis y sont toujours les bienvenus et il peut embarquer à loisir sur le Minibex, où Harald Sylvander lui a dessiné une cabine spacieuse et confortable, pour peu que la mission du moment l’intéresse – ce qui est souvent le cas.
A la chasse aux trésors engloutis
Tout au long des années 1990 et jusqu’à sa disparition, en février 2012, c’est encore depuis ce petit bureau sur l’eau de la Casa Delauze qu’il conçoit et dirige les opérations pour lesquelles son enthousiasme reste celui d’un jeune homme, c’est à dire les chasses au trésor, la recherche et la découverte d’épaves oubliées.
Il se rapproche alors de plus en plus du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), bras armé du ministère de la Culture pour ce type de travaux, qui siège alors en face de Saint Nicolas, dans la seule partie du fort Saint-Jean restée debout après la Seconde Guerre Mondiale. Conscient des budgets trop faibles que lui alloue l’Etat pour ses recherches et de la vétusté de son navire support, l’antédiluvien Archéonaute, mis en service en 1967, le directeur de l’époque, Patrick Grandjean, accueille Delauze, ses passions, son Minibex et ses moyens à bras ouverts.
Ensemble, ils organisent notamment une campagne expérimentale sur une épave romaine au droit de cap Caveaux, sur l’archipel du Frioul, afin de valider de nouvelles procédures et de nouveaux matériels conçus dans les ateliers de la Comex dans le but de fouiller une épave, au sens archéologique du terme, sans la moindre intervention humaine. Henri expérimente à cette occasion son nouveau jouet, Remora 2000, un sous-marin biplace, unique en son genre, capable de plonger à plus de 600 mètres de profondeur en totale autonomie et de manipuler des objets récupérés au fond de l’eau avec sa ventouse et son bras articulé.
L’ombre de Saint Exupéry
Trois ans plus tard, en 1998, la dernière grande aventure pour laquelle il se passionnera vient frapper à la porte de son petit bureau de Saint-Nicolas, un beau matin de septembre. La veille au soir, le président du comité local des pêches, Jean-Claude Bianco, l’a appelé au téléphone. Il lui annonce que le matin même, il a remonté dans son chalut une petite gourmette en argent gravée au nom d’Antoine de Saint Exupéry, le célèbre écrivain et aviateur, disparu aux commandes de son Lockheed Lightning le 31 juillet 1944, au cours d’une mission de guerre entre la Corse, où était stationnée son escadrille, et les Alpes, où il devait opérer des relevés photographiques en prévision du débarquement allié en Provence, prévu deux semaines plus tard.
Delauze n’ignore rien de cette histoire. En 1992, tandis qu’il était en train de négocier la vente de Comex Services, il avait en effet été contacté par la fondation des champagne Louis Roederer, qui souhaitait financer une campagne de recherches pour retrouver cette épave mythique, avec la coopération des anciens camarades de Saint Ex, à commencer par son chef d’escadrille, le général René Gavoille. La mort dans l’âme, il avait cependant décliné l’offre, l’équipe montée par Roederer étant alors convaincue, sur la base de témoignages recueillis après guerre, que l’avion se trouvait au large de Nice et Monaco, là où les fonds dépassent vite 1000 m, une profondeur que seul l’Ifremer pouvait alors atteindre avec des engins robotisés. Deux ans d’efforts et de dépenses en pure perte dont Jean-Claude Bianco venait de confirmer involontairement l’inutilité, puisque Saint-Exupéry n’était visiblement pas tombé sur la Côte d’Azur, mais bien au large de Marseille, où jamais personne n’avait songé jusque là à venir le chercher.Sur le moment, Henri est persuadé de pouvoir plier l’affaire en quelques jours, quelques semaines tout au plus. Le matin où Bianco vient à la Casa Delauze lui confier sa trouvaille, il imagine déjà le scénario idéal, qu’il détaille au patron-pêcheur.
« Surtout, on ne dit rien à personne. J’ai tout le matériel nécessaire pour rechercher cet avion : sondeurs, sonars à balayage latéral, robots… Vous me dites précisément où vous avez repêché la gourmette ; on s’y met dès demain, discrètement, on retrouve l’épave, on la remonte, on fait une conférence de presse et on va boire le champagne chez Chirac ! ».
Comme souvent en pareil cas, il y a cependant loin de la coupe aux lèvres.
Au lieu des quelques jours ou quelques semaines imaginés au départ, il faudra finalement six longues années pour que cette enquête aboutisse, que les débris du Lightning de Saint-Ex soient retrouvés et que les circonstances de sa disparition soient élucidées. Mais à son grand désespoir, ce n’est pas lui, Henri-Germain Delauze, mais un plongeur professionnel marseillais, Luc Vanrell, qui retrouvera les premières traces du Lightning, fin 1999.
Quatre ans seront alors encore nécessaires pour faire sauter les verrous posés d’emblée par les héritiers Saint-Exupéry pour empêcher les recherches. Et calmer les ardeurs des quelques excités accusant, sans l’ombre d’un élément, Bianco et Delauze d’avoir eux-mêmes gravé cette gourmette dans leur cuisine pour se faire mousser… comme s’ils avaient eu, l’un et l’autre, besoin de ça pour exister.
Après des mois de bataille, c’est néanmoins Henri et lui seul qui obtient du préfet maritime l’autorisation de remonter à la surface les éléments découverts par Luc Vanrell. Lui encore qui va les hisser à bord du Minibex, en septembre 2003, puis les confier aux experts historiens, qui finiront par valider la découverte, en avril 2004.
Dans son sillage, cette affaire certes passionnante a beaucoup occupé les quelques privilégiés qui fréquentaient alors la Casa Delauze avec assiduité. Des dizaines de réunions et conciliabules y ont été organisés pour orienter les recherches et tenter de percer ce qui restait à l’époque l’un des derniers grands mystères de la Seconde guerre mondiale. La conclusion heureuse a certes apaisé Henri, mais elle n’a pas éteint sa passion pour la recherche d’épaves disparues.
A peine retrouvé le Lightning de Saint Ex, il s’est lancé dans une nouvelle quête : celle du cuirassé Roma, navire amiral de la flotte italienne durant les années de guerre, avant d’être coulé par ses « alliés » allemands, en 1943 au large de la Sardaigne. Une recherche qui le tiendra en haleine jusqu’à ses derniers jours (2), même si l’été 2008 marquera une rupture importante dans sa vie.
En août de cette année là, alors qu’il croisait au large de la Corse, dans des eaux qu’il ne s’est jamais lassé d’explorer, Henri a en effet été victime d’un nouvel et stupide accident de plongée, le énième dans sa vie de plongeur mais le premier à lui laisser d’importantes séquelles. Une façon un peu rude d’apprendre qu’à 78 ans, aussi en forme soit-on, le corps ne répond plus forcément aussi bien et aussi vite qu’à 30 ou même 50 ans.
Une entreprise qui reste d’ailleurs dirigée par une femme, Alexandra Oppenheim Delauze, la fille de Michèle Fructus, qui a choisi de rendre hommage à ses grands-parents et à sa mère en ouvrant ce lieu magique, témoin de leur formidable réussite personnelle et professionnelle.
Hervé VAUDOIT.
(1) Henri-Germain Delauze était le benjamin de sa promotion. Parmi ses pairs Gadz’arts (le sobriquet qui désigne le corps des ingénieurs Arts & Métiers), il gardera toute sa vie le surnom hérité de cette époque : Benjam’s.
(2) Jusqu’au 14 février 2012, date de son décès